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« Une chose est d’échapper à la maladie psychique, la violence, l’errance, une autre de décider de son avenir » : portraits d’enfants placés qui ont déjoué le destin

Bonnes feuilles. Rien ne peut effacer les images du début. Les années que Souleymane refuse d’évoquer – il en a fait une condition pour accepter de me parler –, comme si sa vie avait commencé quand, à 14 ans, il a débarqué seul dans une gare française – la mort de ses parents, le voyage de la Côte d’Ivoire à la Libye, les camps, la brutalité des passeurs, la Méditerranée… Les violences et les abus que Schouka a subis durant sa petite enfance, auprès de sa mère, prostituée, démolie, « diabolique », me dira-t-elle, et d’un grand-père qui commettait sur sa petite-fille ce qu’il avait déjà commis, dans son enfance, sur sa propre fille. Les « géniteurs » de Jimmy – c’est son mot, il n’en veut plus d’autres – qui le frappaient si brutalement et si régulièrement que ses jambes continuent de le faire souffrir, après tant d’opérations. Ou Audrey qui, à 5 ans, allait à l’école pas lavée, pas nourrie, sans avoir pu faire ses devoirs, petite fille moquée par les autres enfants, regardée par les adultes comme si elle était déficiente, alors que c’était sa mère qui n’y arrivait pas, qui ne savait pas comment faire depuis le départ du père. Sa mère qu’elle aimait et avec qui elle ne pouvait pas vivre. (…)
Selon un rapport de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale publié en 2021, 306 800 mineurs et 21 400 jeunes majeurs (les fameux 18-21 ans) dépendaient de la protection de l’enfance au 31 décembre 2018, soit 2 % des enfants présents en France – un enfant sur cinquante –, chiffre globalement stable depuis des années. De même que cette évidence : cela finit souvent mal. Un quart des personnes sans domicile fixe de moins de 25 ans, rappelle aussi ce rapport, sont d’anciens enfants placés.
(…) Je n’ai quant à moi que des histoires à offrir, des parcours singuliers qui échappent aux statistiques. Pourtant, je crois que les récits d’Audrey, Tricia, Jimmy, Schouka et Souleymane peuvent nourrir cette réflexion collective. Ce sont sans doute, malheureusement, des exceptions, mais elles permettent de rappeler que parfois, ça marche, et que c’est pour cela qu’il s’agit de se battre : pour cette reconstruction d’enfants blessés, qui auraient pu l’être irrémédiablement, cette bifurcation dans des destins qui paraissaient trop prévisibles (…) Quelque chose d’universel se joue dans ces histoires qui, en partant de l’horreur, débouchent sur le bonheur simple d’avoir des enfants, un travail, une maison, des passions – une banalité qui nous renvoie à notre propre vie, puisque nous avons la même. Sauf que nous l’avons souvent héritée sans avoir à y penser, alors qu’ils ont tout bâti. (…) Nous ne savons pas, nous à qui le goût de vivre a été transmis comme une évidence, à quel point ce n’en est pas une, et qu’il s’acquiert au bout d’un processus difficile, risqué, dans lequel l’effondrement reste toujours possible. (…)
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